INTERVEW D'AURELIE CARDIN PAR YASMINIA JAAFAR DE LA RUCHE MEDIA

Aurélie Cardin fête les 20 ans du festival CinéBanlieue : "Avec le numérique et la démocratisation des moyens pour faire du cinéma, il y a beaucoup plus de gens qui prennent la parole"

Cinébanlieue a 20 ans ! Le festival de cinéma inventé par Aurélie Cardin connait depuis son premier jour un véritable succès. Pourquoi ? Parce qu'il s'empare de récits d'émotion. Il permet de découvrir des narratifs universels et fédérateurs, loin de tous discours victimaires. Une vérité artistique sur la diversité de la banlieue française. La professionnelle du cinéma et historienne de formation nous livre également son regard sur la polémique Halimi/Gainsbourg. Une polémique de plus qui esquinte l'idée même de l'art.

Cinébanlieue : Rendez-vous du 5 au 14 novembre 2025. Une belle occasion pour faire un bilan :

Ce sont les 20 ans de Festival Ciné Banlieue qui se déroulera du 5 au 14 novembre 2025. Comment avez-vous eu l'envie de ce rendez-vous ? 

Je suis passionnée de cinéma et d’histoire. Historienne de formation, j’ai écrit mon mémoire sur la représentation de la banlieue à travers le cinéma de 1945 à nos jours… et de fil en aiguille je me suis dit que si je voulais savoir comment analyser un film, rien de mieux que d’en produire un, et pour comprendre la réception d’un film rien de mieux que de proposer et créer un festival de cinéma sur ce thème, ce que j’ai fait avec Julia Cordonnier en 2005 avec l’association Extra-Muros qui signifie banlieue en latin.

L’élément déclencheur de la création du festival a été le drame de Clichy sous-bois et la mort de Zyed et Bouna. J'ai été confrontée à la confusion voire à la violence du discours négatif sur la banlieue à ce moment-là et ça a cristallisé mon envie de donner la parole aux jeunes créateurs de banlieue.

Qu'envisagez-vous pour cet anniversaire ?

Cette année, l’idée est de rassembler tous les talents que nous avons accompagnés depuis nos débuts, nombre d’entre eux ensuite ont été sélectionnés et primés à Cannes, aux Césars et à l’international. Le 14 novembre, le jour de la remise des prix, toutes les personnes que nous avons mis en lumière, celles en qui nous avons cru avant qu’elles soient reconnus et qui depuis ont été auréolés de succès seront là pour passer le flambeau à la nouvelle génération comme Sabrina Ouazani, Karim Leklou, Pio Marmaï, Reda Kateb, Oulaya Amamra, Maïmouna Doucouré, Lyna Khoudri, Leanna Chea, Lyes Salem, Baya Kasmi, Patricia Mazuy, Rim’K, Salomé Da Souza, Damien Bonnard…

Quand nous avons commencé dans les années 2000 à mettre en avant des nouveaux talents, des nouveaux visages, des nouveaux récits, nous n'étions pas nombreux…On a essayé de nous décourager, de nous dire que les jeunes issus des quartiers ne seraient jamais des artistes à part entière et qu’il fallait passer notre chemin. Et aujourd’hui ce sont parfois les mêmes personnes, les mêmes institutions qui ont pris le train en marche, de façon un peu opportuniste qui essaient de minimiser notre travail.

Cette année nous ouvrirons à La Cité du Cinéma à Saint-Denis avec le long métrage Furcy, né libre de Abd Al Malik qui sera également le président du jury court-métrage aux côtés de Hassan Guerrar et Sabrina Ouazani.

Nous aurons le plaisir de montrer en avant-premières et en présence des équipes des films Mektoub, my love Canto Due de Abdellatif Kechiche, L’affaire Bojarski de Jean-Paul Salomé dans lequel Reda Katebnotre parrain joue le rôle-titremais aussi Ma Frère de Lise Akoka et Romane Guéret qui ont été les lauréates de notre compétition court-métrage il y a dix ans !

Que pensez-vous de l'évolution du cinéma indépendant français, la vision portée sur les banlieues, aussi diverses que la population du pays ? 

Ce que je remarque, c’est que nous avons progressé. Avec le numérique et la démocratisation des moyens pour faire du cinéma, il y a beaucoup plus de gens qui prennent la parole, qui prennent la caméra pour s’exprimer et proposer leur vision du monde.

Cinebanlieue a encouragé et accompagné concrètement un nombre important de cinéastes pendant ces 20 ans en leur faisant rencontrer des productions, des diffuseurs TV, des distributeurs et des exploitants. Et aujourd’hui le regard sur les banlieues est plus complexe, plus riche car les récits sont plus divers. Je pense à des films comme La Cuisine de Nguyen une comédie musicale de Stéphane Ly-Cuong, à Youcef Salem a du succès de Baya Kasmi, à l’émergence des films Ultra-marins comme le récit initiatique réunionnais Marmaille de Grégory Lucilly ou du thriller guadeloupéens Zion de Nelson Foix, à des films politiques ancré eux aussi dans le genre comme Fanon de Jean-Claude Barny ou Little Jaffna de Lawrence Valin.

Le cinéma international connaît un joli succès et est souvent sélectionné dans les plus prestigieux festivals du monde. Vivons-nous un changement de paradigme quant à la volonté des peuples de s'approprier leur propre narratif ?

Oui ! Je pense que les artistes que nous avons suivi ne se vivent plus comme des anciens colonisés. Ils se disent je peux apporter ma pierre à ce pays, ils bousculent les carcans, les assignations. Aujourd’hui notre ancienne lauréate Maïmouna Doucouré va réaliser le biopic de Joséphine Baker, Alice Diop dont nous avons montré les premiers films réalisés à Aulnay-sous-bois s’empare de l’histoire de Sawtche, de son véritable prénom de naissance présentée comme La Vénus Hottentote, comme l'avait fait avant elle Abdellatif Kechiche avec son film Vénus Noire. Aussi, Ladj Ly qui a réalisé Les Misérables, Grand prix du jury à Cannes prépare Diable Noir un film sur le père d’Alexandre Dumas.

Ces artistes ne se contentent pas de filmer leurs histoires, leurs récits, leurs quartiers. Ils élargissent leurs champs de vision et racontent l’Histoire avec un grand H à travers des récits intimes.

Est-il possible de remettre en cause Charlotte Gainsbourg dans son travail d'actrice pour une prise de position ? 

À aucun moment on ne doit demander à un acteur d’être en adéquation avec son personnage. Cette polémique avec Charlotte Gainsbourg, c’est la négation même du métier d’acteur. Le rôle de l’acteur, à mon sens, c’est d’incarner un personnage, se mettre dans la peau d’une autre personne… je pense qu’il y a une énorme confusion. Il faut relire Diderot et le paradoxe du comédien : « On pourrait croire que le meilleur acteur est celui qui met le plus de lui-même dans ce qu’il joue alors qu’au contraire, le grand acteur est celui qui joue de sang-froid, en gardant le sens, la raison, la tête froide, celui qui comprend son personnage ».

Ce qu’on demande à une comédienne, c’est d’être juste dans son interprétation, d’être inventive et c’est cela que je jugerais en regardant le film. Si on réduit un artiste à ses prises de positions, on va interdire aux acteurs d’incarner tout un tas de rôle… et ça c’est très grave.

Les polémiques à répétition endommagent-elles l'idée même de cinéma, d'art et de liberté d'expression ?

Oui je pense que ces polémiques sont stériles, dangereuses et trop nombreuses… Je crois d’ailleurs qu’avant Charlotte Gainsbourg, des gens s’étaient opposés à ce que Virginie Efira joue la même Gisèle Halimi car elle était trop blanche, trop belge, trop blonde ! 

Quelles sont les autres actualités de votre association Extra-Muros, organisatrice du Festival Cinébanlieue ? 

Extra-Muros accompagne toutes l’année des cinéastes dans le parcours de leur film que ce soit un court ou un long métrage à travers l'aide à l'écriture ou la recherche de collaborations. Prochainement, nous serons à Cinémed à Montpellier fin octobre puis en janvier 2026 à Premiers plans d’Angers et en mai à Cannes où nous présenterons des cartes blanches en présence des équipes des films sélectionnés à Cinébanlieue.

Actuellement, une soixantaine de films de 90 secondes que nous avons produit, sur le thème de l’amour sont disponibles sur Slash, la plateforme jeunesse de France Télévisions. Ces films ont été réalisés cet été dans toute la France par des jeunes de 16 à 25 ans, issus des quartiers politique de la ville et des TOM, qui ont été encadrés par des professionnels issus de Cinébanlieue. Une histoire de transmission comme on les aime !

Ces films sont beaux, frais et drôles, je vous invite à vite les découvrir !

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